LA FUITE DANS LA FICTION

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LA FUITE DANS LA FICTION

(et la recherche de boucs-émissaires)

Nous avons la faculté de connaître et de comprendre. Le savoir est accessible. A notre portée. Qu’il soit théorique ou fruit de la rencontre avec le réel, de son expérience. Mais avons-nous la faculté égale pour accepter ce que nous apprenons? Ce que nous expérimentons?


Comment évoluer si nous ne parvenons pas à accepter ce qui se découvre devant nos yeux, devant notre entendement? La réalité est souvent si violente, si cruelle, que l’accepter nous donne le vertige. Beaucoup d’entre nous préfèrent croire à des histoires rassurantes.

Il ne semble pourtant guère possible de s’entendre avec le monde, de s’y épanouir, si l’on nie le réel et ses effets. Si on dévie constamment sa puissance écrasante à l’aide de fictions.
Alors comment accepter le réel? Et quel réel (car on peut se tromper sur la nature de la réalité)?
Paul Watzlawick a écrit que le réel se manifeste là où nous échouons. Ce qui est d’une grande justesse…Etant donné la masse de souffrance que la plupart d’entre nous endure, le réel se manifeste bien (trop) souvent, et malgré tout ce qu’on en sait (ce qu’on sait sur lui), semble si difficile à accepter que sa négation (sa non-acceptation), pour fuir nos profondeurs, nos angoisses, entraîne échec sur échec.


Plus il se manifeste, plus nous semblons vouloir le fuir. Pris dans un engrenage tragique…L’humain semble préférer l’échec, le violent échec, qui met à terre et paralyse, écrase notre vie, plutôt que la peur incontrôlable. Cette peur qu’on peut tenir à distance en adhérant à des fictions sur la nature du monde et de la vie; cette peur qui peut être également tenue à distance en rendant des boucs-émissaires responsables de tous nos maux et en utilisant une grande part de notre énergie à tenter de les détruire. Je m’oublie en te gardant en tête, toi mon ennemi…

Cette peur qui nous étreint si fort quand le savoir sur la réalité est compris comme un savoir sur soi-même, et que cela nous renvoie à des terreurs inscrites en nous, tels des programmes inflexibles, depuis l’enfance…

L’écart entre ce qu’on apprend sur soi et son acceptation, ce que cela nous amène à devoir faire, semble infranchissable pour beaucoup d’entre nous. Une acceptation de ce “soi”, de notre humanité, semblant impossible à réaliser.


Face à la peur et au manque de moyens, nous préférons fuir plutôt que devenir fous, craquer, et la tentation de trouver des boucs-émissaires, face à la honte de n’être que soi, si faible, est souvent suivie d’effets… dans le réel (il faut bien que quelqu’un paie pour notre faiblesse).

L’acceptation du réel, depuis sa connaissance, doit être le travail premier, central. Il est fondamental. Accepter ne se décrète pas… Ne s’impose pas. Ne se fait pas juste en le disant, parfois avec un sourire de “celui qui sait” aux lèvres, sourire destiné à mieux se rassurer en passant pour sage aux yeux des autres. Alors qu’on est en fait, au fond de soi, complètement désespéré.
Il s’agit de connaître et accepter notre humanité. Et la seule voie, qui ne soit pas fictionnelle, pansement temporaire grâce au refuge dans la fiction consolatrice donnant le sentiment de contrôler le réel, c’est l’anthropologie philosophique pratique. Telle que j’essaie de l’enseigner sur ces pages depuis seize ans. Elle nous oriente vers l’acceptation d’une nature qui nous permette d’agir en phase avec la vie, en ayant moins peur (de soi, des autres, du monde).
L’anthropologie, qui cherche l’unité de l’homme au-delà de sa diversité. Qui nous donne des branches auxquelles nous raccrocher lorsqu’on chute dans le réel, seul lieu où nous pouvons vraiment nous épanouir, mais un lieu si effrayant, si cruel…

Cette cruauté, on peut la diminuer…

En évitant de se tromper sur notre propre nature, et en avançant sur un chemin permettant, grâce à tout ce savoir, aussi brûlant soit-il, de nous sentir à notre place. Toujours effrayés, car le monde est ce qu’il est, mais bien moins, et surtout connaissant enfin la joie, en découvrant les gains permis par la lucidité.

La voie de l’acceptation, et donc finalement de l’épanouissement, c’est celle offerte par une conception générale (philosophique, donc) de notre nature (anthropologique, donc) évoluant dans ce monde. Là sont les clefs permettant de comprendre, comme le dit Edgar Morin, la “commande de la commande”, soit tout ce qui influence nos décisions et que bien souvent on ignore. Et le sentiment de contrôle qui en découle, les joies offertes, tracent le chemin de l’acceptation, produisant de nouveaux gains, pris dans un cercle vertueux. Il est difficile de connaître la joie, l’amour, si l’on ne sort pas de la fiction si l’on n’accepte pas le réel. Car c’est là que se joue l’entièreté de votre vécu. Ce n’est pas ailleurs…
Je vous laisse avec ces citations de Clément Rosset.”En cas de conflit grave avec le réel, l’homme qui comprend instinctivement que la reconnaissance de ce réel outrepasserait ses forces et mettrait en péril son existence même se voit acculé à se décider sur le champ, soit en faveur du réel soit en faveur de lui-même – car alors il ne s’agit plus de tergiverser, “c’est lui ou c’est moi.” Il s’accorde ordinairement la préférence et condamne donc le réel.”“La connaissance constitue pour l’homme une fatalité et une sorte de malédiction : étant à la fois inévitable (impossible d’ignorer tout à fait ce que l’on sait) et inadmissible (impossible également de l’admettre tout à fait), elle condamne l’homme, ,c’est-à-dire l’être qui s’est hasardé dans la reconnaissance d’une vérité à laquelle il est incapable de faire face (tel un général malavisé qui se lance à l’assaut sans s’être assuré de l’état des forces en présence et de ses possibilités de retraite) à un sort contradictoire et tragique.”

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