(pourquoi nous faisons des cadeaux, pourquoi nous aimons qu’on nous en fasse, et pourquoi tout cela n’a bien souvent plus de sens)
Le don et le contre-don sont une des composantes centrales de l’organisation des chasseurs-cueilleurs, et nous en avons hérité jusqu’à notre époque moderne, même si ce fonctionnement a dévié (a été perverti).
Le don et le contre-don permettent le vivre-ensemble et sont des indicateurs du degré d’empathie présent dans un groupe. Il s’agit de donner sans espoir de retour immédiat, sans calcul. C’est un pari sur la générosité de nos semblables. Et c’est ce qui a fait que l’humanité est capable de coopérer au-delà, bien au-delà de ce que ne feront jamais les autres animaux que nous-mêmes.
Il n’y aurait pas eu de survie de l’humanité sans cette particularité adaptative qu’a été le don et le contre-don…
Si le chimpanzé donne mais uniquement s’il peut avoir un retour immédiat, le petit homme, déjà, donne sans calcul. Du moins le petit homme qui a grandi assez pour voir sa zone orbito-frontale assez mature pour que son empathie naturelle puisse vraiment tenir compte de l’autre, de sa différence.
Sinon, comme le disait Freud, l’enfant est un “pervers polymorphe”, c’est-à-dire un être, bien que doué d’empathie, essentiellement préoccupé par ses besoins immédiats.
Le don, le partage, la coopération, sont des témoins (ou non selon les personnes ) de notre humanité.
Si nos parents nous ont brisés tôt, notre empathie sera faible ou détournée (réduite et orientée) pour simplement calculer l’autre, notre semblable et en tirer profit. Et donc notre humanisation aura été entravée gravement, parfois pour la vie entière tant ces apprentissages précoces sont sévères et impactants dans la construction du cerveau.
Bien entendu, si l’on a été amputés de notre empathie, de notre potentiel de générosité envers nos semblables, alors nous ne saurons pas aimer et ne comprendrons rien à l’amour.
C’est une vie de souffrances affectives terribles qui nous attend. Et notre frustration et incompréhension de phénomènes pourtant essentiels à notre humanité nous rendra, dans un cercle vicieux, encore plus enclins à vouloir faire du mal, à vouloir utiliser les autres pour en tirer profit.
Ne pouvant entrevoir les autres comme des êtres, nous les concevons uniquement comme des choses, sous un vernis social destiné à sauver les apparences.
Ainsi dans une société saine, c’est comme cela que ça fonctionne : nous donnons en jouissant seulement de donner, pour répondre, du plus profond de nous-mêmes à une programmation spécifique à notre espèce bâtie sur des millions d’années. Nous tirons un plaisir du don, sans calcul.
Celui qui n’a jamais éprouvé cela et, suite à un travail sur soi, se met un jour à le ressentir, se sent soudain tellement plus humain.
Et le contre-don intervient tôt ou tard, dans un système relationnel sain (où les deux parties, au moins, sont humanisées, pas assez brisées durant l’enfance pour faire de leur vie et de celles des autres un cauchemar).
Mais chez des adultes ayant été brisés étant enfants, le don est suspect.
Et le contre-don un truc de faible…
Ne pas donner, ne jamais rendre ce qui a été donné, et abuser de celui qui donne…. C’est l’épistémologie moderne, fabriquée par des enfants brisés et qui génère des adultes seuls, sans amour, et profondément malheureux et médiocres.
Les plus vindicatifs et haineux, car ne connaissant pas l’amour, sont ceux qui ne savent rendre ce qui a été donné. Ils préfèrent détruire celui qui donne.
Pour un adulte brisé, le “contre-don” est perverti et s’effectue par toutes formes de coups, il est la violence adressée à celui qui a donné.
L’enfant abîmé par ses parents ne sait plus ce qu’est un moment donateur. il saura seulement “violer” comme il a été “violé”.
Il se fera le témoin à vie de ce qu’un être généreux, vivant, comme l’est un enfant, doit être puni pour cela. Comme il a été lui-même puni.
L’enfant qui s’avance vers l’adulte les mains ouvertes et le visage souriant est perçu par le parent pervers comme devant être dressé pour se soumettre et ne plus déranger, ne plus répondre que sur commande.
Il ne subsiste alors plus que des conflits hiérarchiques. L’enfant apprendra non pas le don et le contre-don, le partage, la réciprocité, mais les jeux de pouvoir : celui qui a le pouvoir peut TOUT se permettre.
Nécessairement, en lieu et place d’une empathie brisée, son esprit développera le besoin irrépressible de prendre le pouvoir pour se satisfaire.
Et s’il pense avoir le pouvoir, il tentera d’infliger des sévices qui seront le reflet de ce qu’il a lui-même subi étant enfant : isoler, humilier, briser, salir, détruire, violer l’autre de manière réelle ou symbolique.
Il ne pourra comprendre que vivre sainement en société passe par un engagement. Et non un rapport de force brut, non dégrossi par des logiques destinées à produire de l’amour, des remparts à la violence et à la cupidité. L’autre, quand j’ai été humanisé tout petit, m’engage. Son visage m’engage comme l’écrivait Emmanuel Levinas. Il m’est impossible de le concevoir uniquement comme un objet ou une proie.
Si je conçois l’autre comme un objet, à acheter, voler, posséder, détruire, c’est que j’ai moi-même été considéré comme un objet étant petit. L’objet est le non-humain. J’ai été déshumanisé.
Ainsi, l’engagement humain est de l’amour, il produit de l’amour, et l’amour est un engagement.Ne pas comprendre cette exigence de don et contre-don, de générosité, la dévoyer, c’est nécessairement se mettre hors de ce qui conditionne l’amour, l’acceptation, la croissance commune.
Si la règle apprise est de soumettre ou d’être soumis, alors l’individu validera constamment ce modèle, en s’éloignant toujours plus de la réciprocité qui est le fondement de l’amour et de la croissance personnelle.
Nous vivons dans un monde d’enfants brisés par des parents nihilistes. Ce qui, dans ce monde confortable pourtant susceptible de nous rendre plus heureux, produit une souffrance sociale et affective immense.
Ces fameux zombies affamés de chair humaine (êtres sans âme, avides de dévorer leurs semblables), qui sont si populaires de nos jours, ne le sont pas pour rien.
Ils imagent une réalité psychique, une réalité sociale.
L’humain perd son humanité. Le don et contre-don sont oubliés ou dévoyés.
Il ne reste que l’exigence de recevoir : “donne-moi ta chair que je la dévore et je ferai de toi un excrément.”